Menahem MACINA
Entretien réalisé le 4 novembre 2009, par Damien Saurel.

Cher Menahem, depuis que nous avons fait connaissance, il y a environ 2 ans, j’ai suivi de près vos publications sur le site convertissez-vous.com [devenu depuis www.rivtsion.org], et, comme vous le savez, elles m’ont amené à reconsidérer radicalement mes conceptions chrétiennes sur le peuple juif. Vous êtes tellement hors normes que je ne suivrai pas, pour cette interview, un schéma conventionnel. Je commencerai plutôt par une question dont vous voudrez bien excuser le caractère qui pourra sembler provocateur. De quel « lieu » parlez-vous et d’où tenez-vous l’assurance, voire l’autorité qui caractérisent le plus souvent vos écrits ?

Votre question n’est pas provocatrice, mais fondée. Vous avez raison de dire que je suis « hors normes », mais ce n’est pas au sens flatteur de l’expression. En effet, ma vie a été une longue succession de tâtonnements, d’erreurs, de contradictions et surtout d’infidélités à l’appel de Dieu…

Pardonnez-moi de vous interrompre, mais n’est-ce pas notre lot à tous ? L’apôtre Paul l’a très bien résumé en disant (Rm 7, 15) : « Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais ».

Vous avez raison, mais la différence, en ce qui me concerne, c’est que j’ai longtemps, très longtemps, résisté à un appel spécifique de Dieu, au point de m’enfuir, comme Jonas, pour ne pas délivrer aux chrétiens le dur message que, à tort ou à raison, je croyais devoir leur transmettre, après l’avoir reçu de Dieu.

Quel appel spécifique, quel message ? Pouvez-vous préciser ?

Pour ce qui est de l’appel, je ne peux que vous renvoyer à la page 356 de la Conclusion de mon livre, où j’évoque brièvement l’expérience surnaturelle indicible de la trinité de Dieu, dont j’ai été l’indigne bénéficiaire voici plus de cinquante et un ans. Quant au message, je l’ai relaté dans la même Conclusion (p. 363) ; il tient en cinq mots qui se sont imprimés en mon âme de manière indélébile, accompagnés de la perception bouleversante de la présence de Dieu, il y a de cela plus de quarante-deux ans, et qui ont transformé ma perception du dessein de Dieu : Dieu a rétabli son peuple.

Je pense que vous êtes conscient que de telles affirmations sont audacieuses et prêtent le flanc au soupçon d’orgueil, d’exaltation, voire de faux prophétisme. Pardonnez ma brutalité : Menahem, ne vous prenez-vous pas pour un prophète ?

Cher Damien, merci de votre franchise : elle m’oblige à préciser ma pensée. On ne se « prend » pas pour un prophète : on EST prophète, ou on est un imposteur. Ceci dit, en rigueur de termes, il n’y a plus de prophète au sens biblique, depuis la mort du dernier d’entre eux, Malachie, selon la tradition juive, Jean-Baptiste, selon la révélation chrétienne. L’appellation de prophète est malheureusement très galvaudée de nos jours. Nombreux sont ceux que l’on désigne ainsi, ou, pire, qui s’arrogent ce titre. Le charisme de prophétie a, certes, été garanti par le Christ à son Église, mais l’enseignement de Paul témoigne de ce qu’il doit être objet de discernement. Il en a même défini l’expression dans les assemblées (1 Co 14, 29) : « Pour les prophètes, qu'il y en ait deux ou trois à parler, et que les autres discernent ». Et le contexte montre clairement que, par prophétie, il n’entend pas seulement, le don de prédire l’avenir, mais aussi, et surtout, celui d’exhorter et de toucher les coeurs (cf. 1 Co 14, 25). En ce sens, vous, moi et bien d’autres croyants, pourvu qu’ils mènent une vie conforme à la volonté de Dieu et qu’ils soient humbles, peuvent bénéficier d’un charisme de prophétie. Il reste que celles et ceux qui ont « l’audace » de reprendre ou d’exhorter leurs contemporains, s’exposent au « vous vous prenez pour un prophète ». Certains de mes coreligionnaires chrétiens en ont usé à mon égard, me taxant même d’imposture ou, au mieux, de folie. Je leur ai parfois répondu par l’exhortation de l’apôtre Paul (1 Co 4, 5) « … ne portez pas de jugement prématuré. Laissez venir le Seigneur ; c'est lui qui éclairera les secrets des ténèbres et rendra manifestes les desseins des coeurs. Et alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui revient ». Mais, le plus souvent, je gardais le silence.

Vous venez de parler de vos « coreligionnaires chrétiens », alors que tant votre prénom que vos écrits témoignent de votre identité juive. Bien que je connaisse la réponse, car nous avons souvent parlé de cela ensemble, voulez-vous expliquer à nos lecteurs ce qui apparaît comme une incompatibilité ontologique. Peut-on être à la fois juif et chrétien ?

Je m’en suis brièvement expliqué dans la Conclusion de mon livre (pp. 355 et ss.). J’en reprends ici quelques phrases essentielles : …Je ne suis pas né juif, au sens halachique du terme ; c'est-à-dire de mère juive. Ce n’est que vers mes trente-cinq ans que j’appris incidemment l’origine juive lointaine possible de mon père biologique […] Mes deux identités religieuses, la chrétienne et la juive, sont radicalement indissociables, au point que renoncer à l’une au profit de l’autre équivaudrait pour moi à mourir spirituellement. […] Ma foi chrétienne en la messianité du Christ est totalement indissociable de ma foi juive dans « le Royaume qui vient, de notre père David » (cf. Mc 11, 10). Ma foi chrétienne dans l’accomplissement des Écritures et des prophéties dans le Christ est totalement inséparable de ma foi juive dans le rétablissement du peuple juif et de sa royauté messianique (cf. Ac 1, 6). Dans les mêmes pages je relate, sans entrer dans les détails, que j’ai pu réaliser l’aspiration de « monter » en Israël, qui ne m’avait plus quitté depuis la locution intérieure (Dieu a rétabli son peuple). J’y évoque ma naïveté d’alors et ma totale inconscience de « la profondeur de l’abîme que l’histoire et l’ignorance humaine ont creusé entre les deux peuples ». Et je clos cette confidence délicate, par les deux phrases suivantes que je n’expliciterai pas ici : « … à la suite d’un long combat intérieur qui aboutit à un franchissement de mon "gué du Yabboq" personnel (cf. Gn 32, 23-31), j’entrai à la fois dans l’Alliance d’Abraham et à l’université. Ma double quête, spirituelle et intellectuelle à la fois, venait de commencer, sans guide ni repères et dans une grande solitude existentielle et religieuse. » C’est au printemps de 1977 que je suis devenu juif par conversion. Depuis, je n’ai jamais cessé de croire au Christ et de me sentir, de manière kénosée, certes, mais réelle, membre de Son Eglise, sans toutefois faire le moindre prosélytisme en milieu juif.

Votre démarche peu commune suscite d’autres interrogations (par exemple, sur les conditions dans lesquelles vous avez pu être converti sans renier explicitement votre foi chrétienne). Mais leur clarification exigerait un espace dépassant largement le cadre d’une interview. Aussi, j’en resterai là de mes questions à caractère personnel. Parlons donc de votre livre. Sauf erreur, c’est le premier. N’est-ce pas étonnant de la part d’un homme de plus de 73 ans, universitaire et chercheur, de surcroît, et auteur de nombreux articles et de deux ou trois monographies importantes ?

Je comprends qu’on s’en étonne. Je vais vous faire une confidence : Si j’ai entrepris les longues études et recherches qui m’ont mené jusqu’à l’achèvement d’une thèse doctorale (non soutenue, pour des raisons qu’il n’y a pas lieu d’exposer ici), ce n’est pas pour acquérir des diplômes ou pour conférer à mes conceptions une aura universitaire, mais uniquement pour approfondir les sources de ma foi et vérifier si je ne m’égarais pas et ne risquais pas d’égarer les autres en empruntant la voie inédite et solitaire de la double foi juive et chrétienne. Sur ce chemin escarpé, j’étais sans guide ni conseil. En effet, quel rabbin, quel évêque pourraient entériner un tel itinéraire ? C’est pourquoi j’ai parlé, dans mon livre (voir ci-dessus), d’une « double quête, spirituelle et intellectuelle […] sans guide ni repères et dans une grande solitude existentielle et religieuse ». Vous comprenez peut-être maintenant pourquoi ce n’est qu’au soir de ma vie que je révèle, dans ce livre, ce que je n’ai cessé de repasser dans mon cœur depuis ce jour du printemps de 1958, où j’ai eu l’âme transpercée de douleur en découvrant l’abîme de déréliction qui fut le lot de millions de juifs innocents, durant les années 1940-1945. Il m’en a pris des décennies pour acquérir l’ « équipement » intellectuel et scientifique, indispensable à l’évaluation théologique de ce bouleversement de mes conceptions chrétiennes, sans en renier le fondement révélé ni le développement traditionnel.

Pouvez-vous nous dire un mot de cet « équipement intellectuel et scientifique » dont vous parlez ?

Il s’agit surtout d’études propédeutiques et générales de christianisme et de judaïsme. Je passe rapidement, bien qu’il m’ait été utile, sur mon cursus tardif de théologie catholique, par correspondance, qui n’a pas été sanctionné par la licence (pour des raisons qu’il n’y a pas lieu d’exposer ici). Je m’attarderai, par contre, sur mon cursus d’études juives à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Je l’ai entamé à quarante et un ans (âge quasi canonique pour un étudiant !), animé d’un feu sacré qui m’étonne encore, à trente-deux ans de distance chronologique. Je me suis investi avec ferveur dans l’histoire de la pensée juive (indissociable de la théologie juive). À mon grand étonnement, j’ai obtenu ma licence avec un score suffisant pour être admis en cycle de maîtrise. Mes travaux, dont certains avaient déjà été publiés, ont amené mes maîtres à me conseiller de m’orienter vers le doctorat puis, pour gagner du temps, de préparer un examen intégratif d’entrée en troisième cycle en dispense de maîtrise. L’ayant réussi, j’ai choisi, après quelques tâtonnements, de consacrer ma thèse doctorale à l’étude comparative de deux institutions, que j’estimais mal comprises : les Bnay qyama de l’Eglise syriaque et les Ansheï ma’amad de la Mishna et du Talmud (1). Pour ne pas fonder mes recherches sur des ouvrages de seconde, voire de troisième main, et être en mesure de consulter des textes non encore traduits, je m’étais attelé, dès ma seconde année de licence, à l’étude des langues anciennes que j’estimais indispensables pour mener à bien l’immense enquête théologique à laquelle, non sans présomption, j’avais décidé de procéder. C’est ainsi que j’approfondis mes connaissances de grec et de latin, qui remontaient à mes études secondaires, et me lançai dans l’étude de l’hébreu biblique, talmudique et médiéval, et dans celle du syriaque (araméen chrétien). Durant les années subséquentes, mes lectures, intenses et massives, de sources chrétiennes et juives m’ont fait découvrir, avec émerveillement, les richesses de la théologie et de la spiritualité des docteurs de langue syriaque, et celles des Sages juifs, ainsi que les parallèles, aussi nombreux qu’étonnants, entre les écrits des uns et des autres…

 

Mais ce n’est pas de cela que vous parlez dans votre livre.

Certes, ce n’en est pas le point focal, toutefois on y trouve des traces de mes découvertes d’alors, sous forme de citations comparées, mais ce n’est pas le lieu de s’y attarder. Il est temps, en effet, que j’en vienne au livre à propos duquel vous m’interviewez. Toutefois, comme vous allez le constater, cette digression, induite par votre question sur mon « équipement intellectuel et scientifique », n’aura pas été inutile. En effet, contrairement à beaucoup d’auteurs en telle matière, je n’avance pas précédé (voire auréolé) de diplômes et de titres intimidants, qui dissuadent généralement les gens de poser des questions gênantes. Comme vous l’avez remarqué, pour répondre à votre questionnement, j’ai dû, à défaut de pouvoir me prévaloir d’un diplôme prestigieux, faire état de la nature et du contenu de mes études et recherches. Par exemple, pour me limiter ici à la littérature religieuse syriaque, acharné comme je l’étais à pénétrer, dans leur langue originale, le sens de textes qu’on ne lit ni dans les facultés de théologie, ni dans les corpus catholiques, orthodoxes ou protestants, j’ai eu la chance insigne de découvrir les richesses, oubliées et enfouies depuis des siècles, d’une précieuse littérature exégétique, théologique, homilétique, ascétique et spirituelle, qui a profondément enrichi ma compréhension des mystères de l’Écriture et de la foi chrétienne. Ma recherche théologique en est tout imprégnée : c’est, si vous me permettez cette métaphore, une « cosmologie de la foi ». Il s’agit bien du même cosmos, mais, à l’instar de la mécanique quantique, dont les équations sont seules capables de décrire la relativité de l’espace-temps de notre univers, il se pourrait que les équations langagières de la théologie juive chrétienne esquissée dans mon livre, permettent de mieux décrire la relativité de l’espace-temps du dessein de Dieu.

J’en viens maintenant à un point qui me fait difficulté. Ayant lu attentivement votre ouvrage, j’ai été, je l’avoue, profondément impressionné par certains développements, qui m’ont paru novateurs voire illuminateurs. Mais je regrette qu’il s’agisse d’interprétations et d’affirmations qui - bien qu’il ne me soit pas possible de les mettre en doute, faute de connaissances -, me perturbent un peu du fait que, sauf erreur, on ne trouve rien de tel dans les ouvrages théologiques, tant anciens qu’actuels.

Je vous accorde volontiers que maintes affirmations présentes dans mon livre ne figurent pas, sous une forme identique ou analogue, dans l’enseignement du Magistère de l’Eglise, voire semblent les contredire. Mais cela n’implique pas obligatoirement qu’elles soient hétérodoxes. J’espère, au contraire, qu’elles constituent ce que Newman appelait un « développement fidèle » de l’expression du dépôt de la foi. Sa réflexion sur ce problème avait été suscitée par la « règle » de Vincent de Lérins (Ve s.), postulant qu’il doit exister une « règle sûre, générale pour ainsi dire, et constante, au moyen de laquelle on puisse discerner la véritable foi catholique d'avec les mensonges des hérésies », et affirmant que « la foi catholique est celle qui a été crue partout, toujours, et par tous ». Ce principe, apparemment incompatible avec le fait que l’esprit humain évolue et n’exprime pas toujours les choses dans les mêmes termes, et qu’il est difficile, sinon impossible, de vérifier l’adéquation des différentes expressions du donné de la foi avec le "dépôt" originel, avait tant préoccupé Newman, quand il était encore anglican, qu’il y avait consacré un essai qui a profondément influencé la théologie subséquente. A ses yeux, la continuité d’une idée n'excluait pas des changements considérables dans les relations et les proportions des différents aspects de cette idée, ni la découverte, après une longue incubation, d'un aspect non encore détecté. Convenant qu’« on ne pourra parler de développement que si les aspects dont la synthèse constitue sa forme définitive appartiennent réellement à l'idée originale », il remarquait que la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît – par exemple, un papillon est le développement de sa chrysalide mais n'en est pas l'image – et qu’une ressemblance extérieure n'exclut pas des changements profonds dans l’expression. Ces difficultés l’ont amené à dégager sept règles pour discerner les développements fidèles d’une idée germinale, de ses corruptions. Il serait trop long de les passer en revue ici, mais ayant confronté les conceptions que j’expose dans mon livre, aux critères de Newman, j’ose dire, à la suite de l’apôtre Paul (1 Co 4, 4) : « ma conscience ne me reproche rien », non sans ajouter, comme lui : « mais je n’en suis pas justifié pour autant : mon juge c’est le Seigneur » (2).

Vous ne serez pas étonné que je termine cet entretien par l’évocation d’un malaise qu’avait causé, tant au directeur de Docteur angélique qu’à moi-même, la Quatrième partie de votre ouvrage, intitulée « L’épreuve de l’incarnation : Israël, Jérusalem et les nations », et surtout son chapitre VIII, « Israël étape ultime de l’incarnation du dessein divin, ou faux messianisme ? ». Le lecteur se demandera sans doute, comme ce fut mon cas, si la forme interrogative qu’il affecte est purement rhétorique, ou si elle exprime une réelle hésitation. Ne verra-t-il pas en vous un propagandiste du sionisme dans sa forme la plus honnie aujourd’hui, et ce chapitre ne compromettra-t-il pas la « réception » de votre livre dans son ensemble ?

Je me souviens, en effet, de vos réticences et de celles de Louis Garcia à intégrer ce chapitre, tel quel, dans la démarche générale de mon livre. Je m’attends donc à de vives réactions, voire à un rejet pur et simple, par certains lecteurs, des analyses que je formule dans cette Partie. J’espère seulement qu’ils ne jetteront pas, comme on dit, l’enfant avec l’eau du bain. Vous faites bien de faire allusion, avec votre franchise coutumière, à la passe d’armes exigeante que nous avons eue, tous les trois à ce sujet. Cela me donne l’occasion de préciser ma pensée. Je ne le ferai pas sous la forme d’un plaidoyer pro domo, mais, conformément à mon habitude, en exprimant simplement et franchement, la conviction spirituelle qui sous-tend ma tentative de discernement de la place de l’État d’Israël dans le dessein de Dieu, et de la contradiction presque universelle qu’il suscite, y compris parmi de nombreux chrétiens au demeurant bien disposés à l’égard du peuple juif. Pour ce faire, j’ai passé en revue, dans mon livre, les diverses formes concrètes et majoritairement violentes, voire subversives, qu’affecte l’hostilité anti-israélienne, surtout sous la forme moralisante – la plus dangereuse – du combat pour le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même, présenté comme continuellement bafoué par Israël, et sous celle du respect des droits de l’homme prétendument violés, à l’occasion du conflit israélo-palestinien. Je renvoie donc le lecteur à ce que j’écris à ce sujet dans le dit chapitre, et je me limite à y ajouter ce qui suit. Cinquante ans de contemplation incessante du dessein mystérieux de salut des hommes, conçu par un Dieu qui a fait choix du peuple juif, sur lequel il a greffé les nations chrétiennes par la médiation de Son Christ, m’ont convaincu que Dieu a rétabli son peuple juif et qu’il a fait de lui, ainsi que de Jérusalem, « une pierre à soulever pour tous les peuples » (Za 12, 3). Littéralement « transverbéré », voici plus de quarante-deux ans, par l’annonce selon laquelle Dieu a rétabli son peuple, j’ai dû admettre, au vu des événements, que ce rétablissement était national et israélo-centré. Les gémissements chrétiens sur la Shoah, tout comme leur admiration, voire leur empathie – le plus souvent abstraite – pour « le peuple juif », qu’ils considèrent comme une entité anhistorique, désincarnée en quelque sorte, m’apparaissent comme un avatar moderne de l’hérésie docétiste (3). Ce que refusent la quasi-totalité de ces fidèles – de bonne foi, le plus souvent, mais une bonne foi mal éclairée –, c’est d’abord et avant tout, cette incarnation-là du dessein de salut de Dieu. Cet avatar messianique en forme d’entité nationale juive sur son sol ancestral ne trouve pas grâce à leurs yeux. C’est pourquoi ils la rejettent, au risque de « se trouver en guerre contre Dieu » (cf. Ac 5, 39), sans se rendre compte que leur attitude est curieusement symétrique de celle qu’ils reprochent aux Juifs qui ont rejeté le Christ, parce que, « étant homme, il se faisait Dieu » (cf. Jn 10, 33). J’invite ces chrétiens à « revisiter » cet oracle messianique d’Isaïe, jusqu’ici entièrement monopolisé au bénéfice de Jésus, alors qu’il a, j’en suis persuadé, une double portée (Is 53, 2-4): « Comme un surgeon il a grandi devant lui, comme une racine en terre aride ; sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous séduise ; objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la maladie, comme quelqu'un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n'en faisions aucun cas. Or ce sont nos maladies qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié… »

Interprétation audacieuse, une fois de plus. Et force m’est d’avouer qu’elle m’impressionne. Mais comment comptez-vous en convaincre le peuple de Dieu ?

Je ne cherche pas à convaincre, mais à porter témoignage. Pardonnez-moi de citer à nouveau, à ce propos, un passage de mon livre, en l’occurrence, les dernières lignes de la Conclusion. « …Je n’ai pas trouvé d’autre moyen, pour « discerner la volonté de Dieu » (cf. Rm 12, 2), que de "rendre raison de l’espérance qui est en moi" (cf. 1 P 3, 15), avec crainte et tremblement certes, car, Paul nous en avertit, "même Satan se déguise en ange de lumière" (cf. 2 Co 11, 14), mais avec confiance aussi, car "Dieu est fidèle et il ne permettra pas que nous soyons tentés au-delà de nos forces" (1 Co 10, 13). C’est pourquoi j’attends de mes lecteurs chrétiens – puisque aussi bien, c’est à eux d’abord, à eux surtout, qu’est destiné cet écrit – qu’ils en examinent le témoignage, malgré l’indignité de "l’instrument d’argile qui le porte" (cf. 2 Co 4, 7), et qu’ils « discernent » (cf. 1 Co 14, 29). »

Merci encore, Menahem. Je souhaite vivement que votre témoignage soit reçu.

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1) Les bnay qyama, appellation syriaque d’une catégorie spécifique de fidèles, improprement traduite par « fils de l’Alliance ». Selon moi, il s’agit de confréries de pieux laïcs qui s’adonnaient à la prière publique en communion avec l’Église, dans leurs lieux de séjour. Les anshei ma‘amad, (litt. : « hommes de la station », dont parle la Mishna, avaient la même fonction que les bnay qyama.
2) Je m’inspire ici de Jérôme Levie, L'essai sur le développement de J.H. Newman).
3) Les « docètes » (du grec dokein, sembler) ne croyaient pas à la réalité de l’incarnation et de la mort du Christ. Selon eux il avait semblé vivre et mourir, alors qu’il était de nature angélo-divine.

Sites internet de l'auteur :
www.rivtsion.org
www.apocatastase.com
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